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PERSONNEL ET STRICTEMENT CONFIDENTIEL

 

28 août 2008.

 

Dest. : Dr Cyrus S. Cobb.
Exp. : M. T. Hunter Garrison.
Objet : Opération Proxy.

 

La phase 1 de l’opération est maintenant terminée pour l’essentiel et la phase 2 va débuter incessamment. Vous n’ignorez pas que cette phase va se développer très rapidement pour atteindre les objectifs prévus en moins de trois mois. À cette date, la phase évacuation commencera. En conséquence, tous les préparatifs sur Île Un devront être achevés soixante jours francs après réception de la présente note. DÉTRUIRE APRÈS LECTURE !

T. Hunter Garrison était dans la serre au dernier étage de la Tour Garrison. La moiteur qui y régnait était accablante. Il suivait à l’holographe la conférence dont les participants étaient éparpillés d’un bout à l’autre du pays. L’écran, reproduisant une image grandeur nature, donnait l’impression que la serre était coupée en deux : là où se tenait Garrison, c’était un jardin tropical, humide et chaud, foisonnant d’orchidées, de fougères et de lianes ; en face, Leo et les autres chefs rebelles tenaient d’hétéroclites assises, chacun dans un décor différent.

Garrison, penché en avant dans son motofauteuil, le crâne miroitant, ne perdait pas un mot de la discussion. Son peignoir en bouclette bleu roi imbibé de transpiration. Il était seul dans la serre.

Il avait écouté toutes les conférences tenues par Leo dont la première remontait à plusieurs mois et aucun détail du soulèvement à l’échelle nationale que les guérilleros mettaient au point ne lui était inconnu. L’insurrection était condamnée d’avance, bien évidemment, mais l’idée de Leo était la bonne : frapper brutalement sans se soucier des pots cassés.

— On va tout foutre en l’air, mec, disait l’homme de Los Angeles, celui qui avait les cheveux en broussaille. Ils croiront que c’est un tremblement de terre.

— La question est de savoir quand, répliqua calmement Leo.

— On est prêt à foncer.

— Nous aussi !

La plupart des hommes et des femmes réunis autour de la table de conférence créée par l’électronique approuvèrent avec enthousiasme.

— Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne dans cette opération, fit la responsable de Kansas City.

Elle portait un collier de turquoises et son front était ceint d’un bandeau mais elle donnait à Garrison l’impression d’être plus noire qu’indienne.

— Quoi donc ? s’enquit Leo.

— Eh bien… on va descendre dans la rue et tirer dans le tas, bon. Mais nous savons que nous ne pourrons tenir devant l’armée. Ils nous écrabouilleront sous les bombes, ils lanceront sur nous les blindés, l’aviation et tout le bazar. Et les forces du Gouvernement mondial les appuieront par-dessus le marché. Alors, qu’est-ce qu’on retirera de tout ça ? Des quantités de frères et de sœurs se feront tuer. Pour quoi ?

— On a déjà discuté mille fois de cette question.

— Eh bien, ça fera mille et une, rétorqua la femme, imperturbable.

Leo secoua sa tête massive.

— On va montrer au pays, au peuple, au monde entier qu’on est décidé à se battre pour conquérir ce qui est à nous. Quatre-vingts pour cent de la population des États-Unis a la peau noire, basanée ou jaune. Et nous avons quatre-vingts pour cent des chômeurs, des ventres creux et des malades. Ils ont accaparé la grosse part du gâteau, les culs-blancs. Nous allons leur faire voir que nous voulons celle qui nous revient légitimement.

La femme eut un léger haussement d’épaules et Leo poursuivit :

— En frappant en même temps et partout, nous leur ferons comprendre qu’on est organisés et qu’ils ont intérêt à prendre nos exigences au sérieux. Qu’on n’est pas des grandes gueules qui criaillent en faisant la queue à la soupe populaire.

— Oui mais quand ils feront intervenir l’armée…

— On leur montrera que même leur putain d’armée n’est pas capable de les protéger. C’est vrai, ils nous materont après que nous aurons frappé. Mais ce sera trop tard pour M. Cul-Blanc. Il va dérouiller ! On va le cogner, et salement ! (Leo abattit son poing sur la table.) Quand on aura fini, toutes les villes de ce pays seront en proie aux flammes !

— Compte tenu des pertes que nous subirons, ça ne me parait pas tellement payant, objecta la femme de Kansas City.

— On disait que l’offensive du Têt avait été une défaite pour le Vietcong. Mais c’est les Viêt qui ont gagné la guerre, ma poulette.

— Dix ans après.

Leo sourit.

— Non, pas dix ans. Moins que ça.

— Moi, ce qui me tracasse, c’est les armes, dit un homme. D’où c’est qu’elles viennent ?

— Ouais. Qui c’est qu’a tant de bontés pour nous ?

— Ou qui nous prépare un piège ?

— Il n’y a pas de piège, répondit Leo. Le matériel nous est fourni par des gens qui veulent nous aider.

— Qui ? Et pourquoi ?

— Je ne peux pas vous le dire. D’ailleurs, il vaut mieux que vous ne le sachiez pas.

— Mais toi, tu sais qui ?

— Tu parles !

Garrison sourit intérieurement. Plusieurs des chefs rebelles assis autour de la table de conférences avaient essayé de découvrir l’origine des expéditions d’armes. Mais c’étaient des conspirateurs amateurs. Ils connaissaient les rues des villes comme leur poche mais comment auraient-ils pu rivaliser avec la science et la puissance des consortiums géants ?

— Poursuivons, disait Leo. Il reste encore un gros point d’interrogation. Quand passons-nous à l’attaque ?

— Le plus tôt sera le mieux. Il n’est pas possible de garder les flingues planqués éternellement.

— On est prêt à y aller.

— Dans deux jours maximum.

— O.K., fit Leo. On est lundi. On passera à l’action… jeudi à midi, heure de la côte est.

— Ce qui fait neuf heures du mat’ ici, dit le garçon de Los Angeles.

— Eh ! Jeudi, c’est le jour du Thanksgiving !

— Tiens, c’est vrai, ricana Leo. Parfait ! Ça leur tombera sur le râble entre la dinde et le fromage.

Tous s’esclaffèrent.

— Personne n’a d’objections à formuler ?

Silence.

— Alors, c’est entendu comme ça. Jeudi prochain à midi, heure de la côte est. Bonne chance.

L’image holographique que Garrison regardait sur son écran se dissocia à mesure que les vingt-quatre segments qui la composaient disparaissaient les uns après les autres. Il ne restait plus, maintenant, à la périphérie de la surface opaque de l’écran, que Leo et son visage noir et luisant. Il était perdu dans ses pensées.

C’est un chef, il n’y a pas de doute, songea Garrison. Il faudra qu’il meure un de ces jours… quand il aura fait ce qu’il est nécessaire qu’il fasse.

Leo se tourna, face à la caméra, et l’on eût dit qu’il regardait Garrison dans les yeux. Les doigts du vieil homme frémirent au-dessus du boîtier de commande encastré dans l’accoudoir du fauteuil, prêts à couper la projection.

— Vous êtes là, Garrison.

Garrison n’était pas étonné. Il enclencha une touche pour émettre sa propre image.

— Je suis là, Greer.

— Je m’en doutais, gronda Leo.

— Vous voilà promu leader national, à ce qu’on dirait.

— J’en suis un, putain de moi.

— Vous pouvez laisser tomber l’argot des bas-fonds, Greer, fit Garrison avec agacement. Ça ne m’impressionne pas.

— Ouais, je suppose. Mais peut-être que les bas-fonds me collent à la peau. Je suis Leo, maintenant. Greer est mort. Ou, en tout cas, il roupille vachement profond.

— Ce n’est pas aux bas-fonds que vous êtes accroché, c’est au pouvoir.

— Vous aussi.

Garrison réfléchit.

— C’est vrai, mon garçon. Moi aussi. Le pouvoir… C’est ça qui compte.

— Et comment ! Il y a une paye que vous me l’avez appris. À l’époque où je faisais du foot. Les grandes équipes vous appartenaient.

— Elles m’appartiennent toujours.

— Pourquoi est-ce que vous nous aidez ? (La voix de Leo s’était durcie.) Vous pensez que nous courons au suicide ?

— C’est hautement probable.

— Eh bien, vous vous trompez. Beaucoup de gars resteront sur le carreau mais on est des foules et on mettra toutes les villes des États-Unis à feu et à sang.

— Ne vous gênez pas pour moi.

Leo fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que vous cherchez ? Pourquoi est-ce que vous nous donnez un coup de main ?

— Cela me regarde. Contentez-vous de faire ce que vous estimez devoir faire et laissez-moi me soucier de mon cul blanc.

— Vous allez nous balancer des bombes à neutrons sur la tronche, c’est ça ? Tuer tout le monde dans les villes mais sans détruire les bâtiments. Quand le soulèvement aura commencé, boum !

Garrison secoua la tête.

— Il n’y aura pas de bombes à neutrons. Cela fait des années que le Gouvernement mondial a démantelé les dernières. Je n’essaierai pas de vous mettre des bâtons dans les roues. Allez-y. Étripez les Blancs.

— Vous en êtes un. Vous ferez partie du massacre.

— Nous verrons bien, mon garçon.

— Ouais, nous verrons.

C’était un feulement de tigre qui roulait dans la gorge de Leo.

Son image s’effaça. À présent, l’écran était entièrement vide. Garrison finit par en détacher ses yeux et, à nouveau, il enfonça une touche.

— Arlène, nous partons mardi.

— Demain ?

— C’est mardi, demain ?

— Oui.

— Écoutez-moi bien. Tu vas appeler Cobb. Tu lui parleras en personne. Dis-lui de préparer le cylindre B pour nous. Ma collection est-elle prête à déménager ?

— Depuis huit jours.

— Expédie-la immédiatement. Ce soir. Et préviens les autres membres du directoire. Nous nous retrouverons ici demain à midi et nous rallierons directement la colonie. Pas d’escales, ni à la station Alpha ni ailleurs. Ceux qui ne seront pas au rendez-vous à l’heure dite devront se débrouiller seuls.

— Tous les membres du directoire ne pourront pas être ici à midi, objecta Arlène. Le cheikh al-Hachémi est à des milliers de kilomètres…

— Tu diras à al-Hachémi et aux autres de se magner les fesses pour filer demain direction Île Un. Ça va péter jeudi !